jeudi 21 août 2014

C'est le diable qui tient les clés du paradis

L’innommable n’a pas dormi longtemps ni d’un sommeil constant. La froide humidité de l’atmosphère des souterrains, la rumeur agaçante des grottes et les échos de la jungle, plus lointains mais non moins bruyants l’ont réveillée maintes fois. Elle a décidé assez rapidement de renoncer à se rendormir encore une fois et s’est donc relevée. Seule satisfaction au lever : la température de son corps semble avoir fini ses caprices et elle n’éprouve plus qu’une fraîcheur assez légère, un air pur lui caressant la peau, somme toute pas désagréable. Elle s’avance jusqu’aux barreaux qui ferment l’avant de sa geôle, décidée à tromper l’ennui qui commence tout juste à la gagner.

Elle sera gâtée puisqu’une silhouette masculine émerge peu à peu de la pénombre au fur et à mesure que ses pupilles s’y habituent. Un fin sourire étoffe ses lèvres d’un pli délétère. Ses deux mains se cramponnent à des barreaux verticaux adjacents.

Al’Ka reste statique à observer le phénomène féminin qui a été capturé. Il ne s'y était pas intéressé jusqu’à ce matin et découvre avec effarement une frêle silhouette qui ne semble même pas souffrir de la fraicheur et de l'humidité de la pièce. Son visage se lèvera un instant, observant le plafond poreux qui laisse passer la pluie par un incessant goutte-à-goutte bruyant et humide. Sa prunelle revient à cette femelle qui approche de lui sans peur, gardant le silence et un rictus moqueur

L’innommable a cet air curieux qu’ont les fauves nés en captivité. Elle paraît calme et presque douce, d’une docilité absolue mais une vive sauvagerie plane au fond de ses iris violets. Une menace. Elle respire calmement, d’un souffle paisible et régulier. Les traits harmonieux de son visage se sont parés des marques de la fatigue, des cernes assombrissant l’entourage de ses yeux clairs. Cela lui donne un petit air lugubre qui n’est pas dénué de charme. Elle baille outrageusement, ne prenant pas la peine de remuer une main afin de le masquer. Elle ne quitte pas le Mamba du regard, le détaillant de haut en bas, le déshabillant de ses prunelles comme si elle cherchait à en trouver l’essence. Elle nota le rictus de l’individu, arquant un sourcil intrigué.

Al’Ka avancera avec cette curiosité qu'entraine la nouveauté. Il découvre une nouvelle blanche qui ne semble pas le craindre et ca a le mérite de le remettre dans une certaine humilité. La première… Sonia… n'est que courbes aguicheuses et ondulations lascives pour attirer la main masculine et asservir de désir... Celle-ci, plus froide donne cette frustration de ne pas plaire ou de juste ravir le regard. Il penche le visage de coté et puisqu’elle ne prend pas la parole il posera les questions en premier : « Qui es-tu ? »

L’innommable ne le quitte pas des yeux. Après s’être longuement regardés en chiens de faïence, il semblerait finalement que le moment de parler soit venu. Elle glisse lentement ses mains closes sur les barreaux qu’elles agrippent, dans un geste à la fois souple et libidineux, pour finalement les en retirer :

« Je suis un piège. »

Qu’était-elle d’autre, que cette arme terrible, inventée par caprice ? Elle coule ses iris mauves dans ceux du Mamba. Ils s’y attachent. Plus un instant de répit. Son regard pénètre le sien, brutalement et sans égard, plongeant au plus profond de celui-ci « selon ce qu’on fait ressortir de moi… », souffle-t-elle d’une voix ténue, « je suis la mort ou le paradis. »

Al’Ka avance naïvement vers la femelle et semble intrigué par ses mots. Son regard clair fixera les lèvres quand elles laissent passer ce mot qu'il traduira rapidement : "piège". Sa main vient transpercer les barreaux et cherche à la toucher pour comprendre en quoi cette simple femelle au corps fragile pourrait leur nuire. Il avait déjà des doutes pour Sonia… Jolie chose qui charme les guerriers et qu'il soupçonne d'être une nuisance envoyée par les blancs pour les empoisonner après avoir couché avec eux... Mais celle-ci… Que pouvait-elle être ? Al'ka était un esprit simple et assez primitif ; rarement attendri et juste effrayé par les superstitions de sa religion aussi sourira-t-il avec ironie :

 « Tu es dans une cage kike… faible... Et je te mettrai un collier pour servir mon peuple. Est-ce  ce que veulent tes Icatanka pour nous détruire ? »

L’innommable se met à remuer les doigts avec une pointe de nervosité. Ses ongles longs viennent pianoter sur le métal de la grille. L’un d’eux s’y frotte dans un crissement ténu. Sa bouche s’entrouvre pour recracher une longue exhalaison d’air brûlant. Son pouls est toujours calme et régulier. Une légère vibration court sur son échine lorsque le Mamba avance la main dans la cage, probablement engendrée par le froid ou par quelque inexplicable source d’excitation : « C’est le destin qui m’a envoyée ici » lui répond-elle alors que sa main droite vient trouver celle du sauvage, ne lui laissant pas le loisir de toucher le reste de son corps.

Ses doigts cherchent à s’entrelacer aux siens, comme une araignée refermant son emprise sur la proie qu’elle vient de prendre dans sa toile : « Es-tu vraiment prêt à courir le risque ? » demande-t-elle avec amusement, sans préciser que s’il décidait finalement de la servir au dîner, le risque serait encore plus grand.

Al’Ka plisse le regard, clairement perturbé par les réactions de cette femelle qui lui fait face. Il est de ces humains qui communiquent beaucoup par langage du corps et les messages qu'elle lui envoie sont complètement brouillés… Le contact des doigts sur sa main lui fait retrousser les lèvres de façon bestiale, laissant apparaitre ces dents limées propres au peuple Tharlarion . Si son bras se contracte nerveusement, il ne se retirera pas, une prise plus ferme sur les doigts révélant sa force a la fille. Il feule, réaction animale a quelque chose qu’il ne comprends pas et au lieu de reculer avancera face a elle pour que leurs visages se touchent presque au travers de la grille. Le regard est brulant de colère, le corps tremblant de colère contenue :

« Si tu touches un seul des miens je te tuerai. »

L’innommable frissonne à nouveau. Elle est grisée. Elle a toujours agi sur ordre, arme redoutable et parfaite, éduquée pour n’avoir aucun remord. Mais désormais, elle est en roue libre et la tâche s’avère plutôt ardue. Aucun de ses gestes n’est légitimé par un ordre. Elle n’en reste pas moins la chose irresponsable qu’on l’a entraînée à être. Toute cette nouveauté provoque chez elle un bouillonnement intense. La sauvagerie du Mamba l’embrase. En termes de force pure il la surpasse de loin et elle abandonne facilement ses doigts à la puissance des siens. Leurs visages se retrouvent si proches. Leurs souffles se mêlent. Et la tentation de l’embrasser, là, la prend aux tripes. Instiller la mort en cet être si fier, si beau, si vivant. Elle ouvre la bouche quelques secondes. Son cœur s’excite dans sa poitrine. Fini le calme.

Sa voix s’élève finalement : « Et si ce sont eux, tous seuls, qui viennent se jeter dans le gouffre ? », demande-t-elle avant de reculer rageusement le visage. Elle est haletante. Elle avale le surplus de salive qui a abondé dans sa bouche.

Al’ka plane. Il sait que le montrer serait une faiblesse aussi répond-il simplement à cette perturbation par la rage. La seule marque sera une lueur inquiète dans sa prunelle dorée aussitôt remplacée par la colère pure. Il vient d'un geste sec retirer sa main et frapper le bois de la cage pour que le bruit de son poing contre la matière la fasse reculer. Il voit clairement en elle la dangerosité de l'Ost... si fin… si beau… si mortel. Ses locks s'agiteront comme pour retrouver des idées claires et un grincement de crocs sera le signe d'une prise de décision trop hâtive :

« Profite de tes dernières Ahns créature. Je vais prendre ton cœur et m'en régaler... Mais avant... Je veux te voir plier de froid... de faim et de peur. »

Il bondira vers l'avant et claquera de nouveau la cage dans un bruit assourdissant : « Piège… être ta cage… et mon peuple te verra plier. »

Kah revient vers les cages et sursaute vivement en entendant le choc contre le bois, elle remarque l'Inkosi devant la cage de la kajira empoisonnée, intriguée elle s'approche, restant à distance pour ne pas subir la colère du chef, elle le salut néanmoins sur la réserve « Hou ! »

L’innommable contemple d’un œil presque scientifique la succession des émotions dans le sauvage. La peur, la colère. La haine, peut-être. Elle a toutefois reculé légèrement. Peur ou simple prudence, elle-même ne pourrait le dire. Pourquoi n’a-t-elle jamais inspiré la pitié ? N’est-elle pas, après tout, elle-même une victime ? Elle blêmit quelque peu lorsqu’il annonce qu’il a décidé de la tuer après l’avoir laissée dépérir. La vipérine se fait alors plus douce. Pourtant, la brutalité du sauvage éveille chez elle des désirs pressants et peu recommandables : « Avant de prendre pareille décision… » murmure-t-elle d’un ton caressant dans lequel perce tout de même quelque tremblement, « goûte mon sang. » Elle est sûre d’elle mais un peu moins rassurée qu’au départ. Elle revient se placer tout près de la grille et lui tend son bras gauche, à travers les barreaux. La chair qui le tapisse est lisse et ferme.

Al’Ka se retourne vivement au son dans son dos. On voit assez vite a son comportement qu’il sort clairement de ses gonds. Il est pourtant. d'une nature assez égale et ses rages violentes sont souvent douloureuses mais principalement déclenchées par des erreurs l’entourant. Il semblerait que l'attitude de la prisonnière le perturbe assez de rage pour l’aveugler. Quand il la verra aussi calme, l'esprit du Tharlarion qui est le sien y verra une attaque, cette main tendue une offense a ses ancêtres et a son peuple qui a toujours inspiré la crainte.

Il se propulse vers l'avant pour punir cette kike arrogante, plongeant dans le piège aveuglement et visant de ses crocs ce bras étiré qui devrait se cacher de  sa morsure. Avec l’habitude du prédateur il viendra d'un geste vif et percutant enfoncer dents taillées dans la chair marquant le bras des empreintes de ses émaux transformés en crocs. Le gout d'hémoglobine explose aussitôt dans sa bouche et un impact puissant repousse la fille en arrière, la projetant au sol comme s'il cherchait a la briser.

C'est les lèvres suintantes de sang qu'il hurle : « Je t'arracherai le coeur ! » juste pour lui faire ravaler cette assurance anormale en pareille situation.

Kah se souvient des mots de la fille la veille et regarde son bras comme fascinée... il attend de voir ce que le mamba va faire, prête à le mettre en garde s'il tombe réellement dans le piège sans doute mortel, au mieux dangereux... Elle ignore si c'est réellement le cas mais la prudence titille tous ses instincts... mais elle n'a pas le temps d'agir, elle pousse un cri et s'approche de l'Inkosi les yeux effrayée elle lui ordonne contre toute logique ou prudence vu l'état dans lequel il est : « Inkosi ! crache ! N’avale pas ça ! » ayant enregistré la mise en garde elle craint le pire...

L’innommable ne retient pas ses cris et ses lèvres expirent un long râle de douleur lorsque les crocs cèdent à la vive tentation de la morsure. Elle décoche au passage un regard étrange à la petite blonde derrière. Elle se fait renvoyer brutalement en arrière, à la souffrance de son bras s’ajoute celle de l’ensemble de son corps qui heurte le sol avec violence, lui arrachant un nouveau gémissement, presque sensuel. La brutalité, elle y est habituée. Nul n’est tendre avec les monstres comme elle. Elle reste au sol quelques instants, sonnée. Sa respiration s’est faite lourde et bruyante. 
Il aura pu sentir le goût singulier de son sang, plus amer que la normale. Et si quelques gouttes de celui-ci ont franchi son gosier, il éprouvera sans tarder le bien-être intense que provoque ce nectar. Cette sensation étrange de n’avoir besoin de rien. Ni faim, ni soif, ni désir… Tout en se redressant, geignant aux appels douloureux de son corps meurtri, elle relève le visage vers lui. S’il y a goûté, il est perdu. Pas mort, non, son sang ne tue pas. Mais il y reviendra forcément. Pour éprouver cette plénitude artificielle.

Al’Ka ressent tardivement le contact de Kah derrière lui. Plusieurs déglutitions ont déjà mis le liquide dans son corps et pourtant il crachera le reste de sang au sol devant la cage de la captive. Dressé face à elle, il la toise de toute sa hauteur avec un grognement rauque et discontinu. Sa main vient rassurer la jeune femelle a ses côtés en se posant sur son épaule, les tremblements l'agitant montrant cette rage sourde que l empoisonneuse a réussi à déclencher en lui. Il semble se calmer, se détournant vers Kah et plissant le regard pour retrouver un peu de sérénité.

 Il répète plus calmement comme une promesse : « J'arracherai… son… cœur... »

Son assurance vacille… Sa tète s'embrouillant sous le gout particulier du sang et le plaisir intense qu’il en ressent. Un râle rauque lui échappe , sa langue venant comme une hélice prélever le reste d'hémoglobine sur ses lèvres.

Kah observe le mâle les yeux plissés et sent sa main ferme et son regard qui n'écarte en rien son angoisse... Elle oublie la fille en cage, ouvrant ses sens vers le chef qui semble changer, alors qu'il était plein de rage brute un instant plus tôt sa prise se relâche sur son épaule, et ses mots s'allongent comme endormi légèrement... Il a l'air d'aimer ça et ça l'intrigue... Elle n'a jamais vu de mamba goûter la chair humaine et se demande si c'est cette étrange sensation qui se dégage comme dans les fumeries de kanda où les hommes semblent flotter dans une plénitude provoquée par les substances ingérée... Elle tend ses muscles, prête à courir chercher Tarik si jamais il semble défaillir...

L’innommable noue une main vibrante autour de son poignet. Elle trémule. C’est un pari risqué qu’elle a fait là et elle en est parfaitement consciente. Sa gorge est nouée et un étau puissant lui paraît écraser son estomac. Elle est à la fois terriblement excitée et légèrement angoissée. La douleur au poignet lui rappelle le seul qui n’ait jamais consommé son sang avant Al’Ka. Asclepius, le vipérin. Elle gémit doucement, ayant perdu ses moyens. La folie flamboie dans son regard. Celui-ci s’emplit de larmes. Elle ne semble pas triste pourtant. Son rire se met à résonner dans les grottes, pur et cristallin, aussi innocent que celui d’une enfant. Est-ce bien le sien ? Elle se met à lécher le sang sur son poignet, regrettant à l’instant qu’il n’ait aucun effet lénifiant sur elle. Nouveau geignement.

Elle se met finalement à parler, d’une voix langoureuse et plaintive : « Ce n’est que mon sang… Le paradis », elle renverse la tête en arrière. Envie de pleurer, elle ne sait pas pourquoi : « Il y a bien plus dangereux en moi. » Elle regarde finalement la fille. Mal. Elle a mal. Pleurer. Elle secoue la tête : « Il n’y a pas à s’inquiéter, vraiment pas… » Sa voix est de plus en plus faible. Elle presse à nouveau la main sur son poignet. Elle se retourne, va se réfugier au fond de la cage.

Kah se dégage de la prise d'Al'Ka et va se coller à la grille, ses gestes sont vifs et précis comme lorsqu'elle est en chasse et la crainte pour la chef de la tribu qui l'a recueillie, laisse place à un questionnement et à une certaine colère aux mots de la fille, elle saisit sa hache et frappe les barreaux, lui intimant d'un ton catégorique de répondre « Que lui as tu fait? Qu’est-ce qu'il y a dans ton sang qui a trait au paradis?! Cesse de parler par énigme et explique-toi ! »

Al’Ka secoue les locks de nouveau, sa pupille anormalement rétrécie affiche qu’il est touché. Sa cervelle embrumée par quelque chose l'empêche de réfléchir correctement. Il s'ébroue et vient de nouveau essuyer son menton du reste de sang. Un nouveau son rauque lui échappe quand un a un il viendra lécher ses doigts garnis de sang… La position jusque là dressée perdant en hauteur alors qu’il semble se délecter en effet du goût puissant qui se dégage de ce sang.

Ce que peu savent c'est qu'Al'ka a déjà été anéanti par l’addiction : celle, puissante et asservissante, du Kanda à trop forte dose… Un pas en arrière le fait vaciller. Il a besoin de repos, ses accès de rages ne l’assomment que rarement autant. Il laisse l’empoisonneuse face a la nouvelle Jang’Ka pour comprendre son geste et s’éloigne en grognant.

Kah tourne la tête entendant le pas lourd et titubant du chef qui s'éloigne, il est clairement atteint par une drogue ou un poison quelconque..., elle fait grincer ses dents de nervosité, se tournant vers la fille prostrée, cherchant sa réponse avant de devoir lui soutirer.

L’innommable ne semble plus entendre ce qu’on lui dit. Si elle donne le sentiment, au premier abord, d’être impassible et insensible, ce n’est qu’une illusion rondement menée. En réalité, elle est très instable. Elle se met à sangloter, collant le front contre la paroi du fond. Elle a gardé les doigts noués sur la plaie à son bras. Elle reste ainsi quelques secondes, à se battre contre ses propres démons. Elle parle parfois, mais trop bas pour être entendue. Finalement, elle pivote sur ses pieds. Ils pourront distinguer son ombre qui vrille dans les ténèbres pour leur faire face : « Il ne court aucun danger », explique-t-elle d’une voix rauque et vacillante, « sauf, peut-être… S’il me dévore le cœur. » Sa voix s’éteint à nouveau. Elle gronde. Elle se laisse glisser au sol, comme une poupée désarticulée. Elle paraît aussi faible qu’elle semblait forte quelques instants auparavant.

Elle ferme les yeux. La douleur lui renvoie toujours un visage : « Père… », geint-elle avant de sombrer dans l’inconscience.

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