jeudi 10 juillet 2014

Le goût du sel


S'Wari  est étendue à la surface de l’eau, la tête renversée en arrière, le corps voguant sous l’emprise des flots. La mer est agitée, à coup de vagues froides et violentes elle fouette les chairs blanches qui lui sont offertes, elle rudoie la chevelure blonde de son écume cinglante. Elle aveugle S’wari au gré de son ressac, imbibe sa bouche d’un goût de sel, l’accable toute entière de ses rouleaux bouillonnants. La fille n’est plus qu’un pantin, inerte, ballottée selon les caprices de Thassa qui semble parfois l’engloutir totalement mais qui, finalement, la recrache toujours, la chair rougie par la vigueur du flux. Soudain, elle se redresse dans l’onde turbulente. Ses pieds nus heurtent le sable submergé. Elle inhale une vaste bouffée d’oxygène, comme un nouveau-né qui goûterait pour la première fois à l’air.

Al'Ka  reste bien loin de l'eau et de tout ce qui pourrait le laver et observe la silhouette blanche visiblement affairée a faire la planche . Quelques aller et retours suivent le corps qui suit les mouvements des vagues et qui viendra finalement se redresser en affichant la survie . IL ne parlera pas .. ne signalera pas sa présence autrement que par ce corps sombre et immobile qui l'observe au centre du sable blanc .

S'Wari ouvre les paupières. Ses yeux gris clair semblent être le parfait reflet de l’océan, argenté, baignant dans la lumière froide des trois lunes. Ils s’arrêtent sur l’Inkosi. A demi-immergée dans l’eau, qui continue de flageller sa chair, elle paraît quasiment inhumaine. Elle s’avance vers lui, ruisselante jusqu’aux perles salées qui chutent depuis l’incurvation de ses cils recourbés. Elle ne s'arrête qu'une fois que leurs parfums se mêlent : celui d'Al'ka, l'odeur du fauve et le sien, juste celui de l'eau salé. Elle ne le regarde pas dans les yeux, elle fixe son torse d'un oeil nonchalant.

Al'Ka reste fasciné par cette peau si claire que le soleil ne semble pas réussir a assombrir . La main crasseuse s'avance et vient cercler le cou et prélever un peu de cette eau salée qui coule lentement sur l’épiderme . Son pouce vient s'humidifier et il lâche un « Hou » assez amusé par la différence de leurs carnations « Wewe peke yake... aghalabu S'Wari...  » (Tu es seule ... souvent .. S'Wari

S'Wari répond en un souffle : « Hou ». Elle vient effleurer le doigt de l'Inkosi de sa menotte diaphane : « Mimi kama kuwa peke » (J'aime être seule), lui répond-elle avec douceur. Elle reprend peu à peu ses esprits, son bain de mer l'ayant plongée dans une rêverie profonde. Elle réalise à peine qu'elle fait face à l'Inkosi.

Al'Ka recule d'un pas et semble l'inviter a s’éloigner de l'eau . Le clapotis des vagues , s'il est relaxant les premières Inhs devient vite assourdissant quand on cherche a avoir une conversation . IL vient ouvrir la marche vers le centre de la plage et laisse ses empreintes devant la jeune Kike . IL s'effondrera dans la matière molle du sol avec un soupir de contentement , ravi de trouver ce matelas improvisé ou il étendra ses jambes marquées de peintures tribales . Son regard glisse ensuite sur le jeune S'Wari , une de ses jambes se repliant pour l'inviter a se coller contre lui dans cet espace qu'il lui offre . IL s'exprimera cette fois dans un goréen un peu guttural et maladroit « Jang' ka est meute ... ils vivent... » il trouve pas les mots et viendra en image croiser ses doigts et unir ses mains. Il reprenant lentement en Schendien cette fois, jonglant avec les langues « Wewe si pakiti ? » (Tu n'es pas meute ?)

S'Wari s'éloigne donc aussi des flots, suivant Al'Ka. S'éloigner de Thassa lui offre quelques secondes pour récupérer, frottant ses yeux que le sel torture et essorant sa chevelure trempée. Elle vient se blottir contre lui, frissonnante. Pas seulement à cause du froid. Elle n'est plus la dame pudique et distante qu'elle était autrefois. Elle sourit en l'entendant parler en goréen, elle l'aide avec bienveillance à trouver ses mots : « Ensembles ? » Elle ferme les yeux. Un instant passe. « Sijui » (Je ne sais pas).

Al'Ka penchait le visage de coté . La voir s'approcher de si près le surprendrait presque . Même s'il paraissait distant , Al'ka était de ces chefs qui gardait un oeil rivé sur chaque membre du clan . Il savait qui était quoi et pourquoi et s'interessait a l'évolution de tous. La jeune Inahan avait été observée de loin et chaque tache ou geste interprété peut-être pas de la meilleure façon ; il avait vu cette jeune blanche chercher a partager des choses avec la tribu... afficher la douceur de sa cuisine... l’ingéniosité de créations... et n'avait eu en retour que des regards curieux et désintéressés par le manque de sang ou de violence . Il l'avait vu souvent s'isoler pour réfléchir... et même parfois fuir les rassemblements qui étaient pourtant le centre de la vie de meute . Il viendra pourtant avec douceur se pencher sur elle et répondra a sa question « Mimi Najua... »Il saisit une longue mèche blanche typique de ces peuples du Nord  « Tu es le lien... tu es le lien entre le peuple blanc et mon peuple... ton peuple... tu connais nos langues... tu connais nos vies... tu m'apprendras la vie des blancs pour que je puisse les affronter... et je t'apprendrai notre meute »

S'Wari ne se préoccupe pas du sable fin qui colle à la peau humide de ses jambes nues. Elle garde les yeux clos. Leurs voix se mêlent à la rumeur cadencée des flux et reflux de la mer. Elle frémit lorsqu'il se penche sur elle. Les propos qu'il tient la touchent, comme s'il lui accordait enfin une reconnaissance qu'elle se croyait refusée : « Je ferai ce que tu voudras... Je serai qui tu voudras. » Elle poursuit alors : « Mimi nina lonely lakini Mimi ninawapendeni ninyi nyote » (Je suis solitaire mais je vous aime, tous). Elle rouvre les paupières, contemple la mer qui lèche le sable avec avidité : « Vous êtes les miens. Ma vraie famille. » Elle est tétanisée en prononçant ces mots qu'elle ne pourrait dire, même à ceux de son sang, tant ceux-ci l'ont autrefois blessée, brisée, salie.

Al'Ka avait toutes les facettes et révélait clairement ce qu'il pouvait être quand il était apaisé . Ses mains capables de tuer viendront se poser sur la nuque et obliger la jeune Inahan a plier vers l’arrière pour s'appuyer sur lui . Le mouvement était assez inhabituel , les Mambas sont assez tribaux et les contacts physiques bien souvent plus proches de l'animal que de l'humain. C'est pourtant l'effet S'Wari... celle qui apporte le calme qui influence directement le plus sanguinaire de la tribu , l'amenant a calmer les tremblement de ce corps chétif par une caresse ferme « Tu es mon Inahan S'Wari... et tu seras celle qui traduira les mots des blancs... pour moi... et pour notre peuple... » Sa main viendra faire le tour du cou gracile , recouvrant le collier orné d'une dent qu'il lui avait offert en guise de protection  « Devient Jang' ka ..apprends les pieges si tu n'aimes pas lance et fronde .. apprends l' art si tu n'aimes pas le sang ... apprends aide aux M'Wanas et leurs enfants si tu veux partager » Il se penchera sur elle une dernière fois , laissant son souffle caresser son cou qu'il libère de sa main « Deviens Jang' ka .. »

« Suis moi .. j'ai quelque chose pour toi .. » il se redressait lentement.

S'Wari  trémule sous les mots et sous le contact d'Al'Ka. Elle ne dit rien, comme si le silence était la plus parfaite des approbations. Son cœur tambourine impitoyablement sous son sein gauche et son souffle s'est quasiment suspendu. Elle se relève avec lui, troublée, bouillonnante. Il l'envoûte mais il n'y a pas que cela... Il lui donne une assurance qu'elle n'a jamais eu dans sa vie passée. Une aisance primitive, enfouie peut-être au fond d'elle et qui n'attendait que le souffle suave de l'Inkosi pour faire surface : « Quelque chose pour moi ? », demande-t-elle d'une petite voix curieuse.

Al'Ka se tournait légèrement et viendra lui sourire , étirant les lèvres sur cette dentition si particulière qui transformait souvent chaque expression de joie en rictus agressif pour les étrangers . Son regard sur la jeune Jang' ka était pourtant bienveillant , l'entrainant sur les hauteurs du camp avec l'excitation d 'un gosse qui a une surprise a montrer . Pendant la course, sa lance sera dégainée comme pour anticiper une attaque de Lart , Tarsk ou Sleen errant , ouvrant la marche et protégeant leur évolution dans la jungle jusqu'aux cascades .

S'Wari le suit dans sa course, peinant parfois à le suivre mais s'en sortant tout de même. Lorsqu'enfin il s'arrête, après être entré dans la hutte, la jeune femme stoppe aussi ses pas, haletante. Elle reprend son souffle avec quelque peine mais l'idée de la surprise suffit à la faire tenir debout.

Al'Ka se dirigeait vers ce lui tait de toute évidence son coin à trophées et bric-à-brac récupéré parmi ses ennemis et captifs . Il viendra repousser un des casques sombres, puis un autre qu'il saisira par la visière pour venir en extraire une sorte de chose blanche un peu humide et collée. Le bras se soulevant révèle une sorte de livre gravement abimé par l'eau et sali de terre et de sang . Al'ka vient le nettoyer "délicatement" d'un heurt sur sa cuisse qui en expulse de la poussière et entame un peu plus les reliures fragiles . Il se tourne ensuite vers S'Wari et lui tends avec un léger sourire « C'était a coté d'une femelle de Fallen .. quand la boue et les terres se sont écroulés pour détruire leur camp... la femelle tenait ça... ici »  il désigne son cœur  « Cheveux étaient comme toi .. »

S'Wari le fixe avec attention tant qu'il farfouille dans son tas de trophées. Ses prunelles argentées s'attardent longuement sur l'ouvrage qu'il tient. Il sait ce qu'elle aime. Il sait ce dont elle a besoin. Ses lèvres s'entrouvrent mais aucun son n'en sort. Elle tend sa main droite vers le livre, l'effleure de ses doigts effilés. Elle le caresse presque avec volupté. Puis, finalement, sa poigne se referme dessus. Elle vivait au milieu des livres. Elle n'en a pas vu depuis longtemps maintenant... Sa deuxième main vient s'en saisir aussi. Elle en contemple la couverture avant de l'amener contre elle, le pressant contre son buste frêle. Elle en écoute l'histoire, concentrée sur ce qu'il veut bien lui en délivrer : « Tu n'as pas pu le lire... », lui dit-elle d'une voix émue, « c'est une très belle surprise, mon Inkosi. » Elle lève les yeux sur lui, cherchant à croiser son regard : « Je te raconterai ce qui est écrit dans ce livre. »

Al'Ka vient secouer la tête dans la négative .. « Je ne connais pas .. les dessins » son doigt caressant les traces noires des lettres sur la couverture usée . Il viendra fixer la jeune S'Wari qui semble ravie de son cadeau et pressera le livre dans sa main « J'ai offert une chance aux blancs ..Sa'Afi , Yali .. Tarik .. ou M'ko , .. viennent de ton peuple .. apprends leur mon langage .. el Schendien .. si deux d'entre eux peuvent comprendre la langue de notre Jungle , je te rendrai cette liberté que je t'ai prise .. Kuwafundisha lugha yetu » (Apprends leur notre Langue).

S'Wari garde le livre pressé contre son cœur de sa main gauche. Elle a hâte de le lire. Elle fait un pas vers lui. Très délicatement, elle vient saisir la main du chef de la tribu pour la caresser entre ses doigts : « Je le ferai », lui promet-elle d'un ton presque ferme avant que sa voix ne retrouve intégralement ses tonalités mielleuses : « mais sache qu'aujourd'hui, je suis heureuse que tu aies pris ma liberté. Mimi ni fahari kuwa na Inahan yako (je suis fière d'être ton Inahan). » Un sourire effleure les lèvres de S'Wari. Elle passe un coup de langue sur sa bouche. Le goût du sel. C'est ça : « Les Jang'Ka m'ont redonné goût à la vie ». Sa voix n'est plus qu'un murmure : « Wewe hukunisalimu kwa ladha kwa maisha » (Tu m'as redonné goût à la vie).

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